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Des machines et des hommes

11 septembre 2005

Du glissement du fraternel vers le solidaire...

Avez-vous remarqué que l'on ne parle plus de fraternité dans le champ social mais de solidarité ?

Avant de lire vos avis sur cette observation, voici une présentation de ces deux notions et de leur portée sociale :   

La solidarité © Hachette Livre et/ou Hachette Multimédia

Assurant la constance et la consistance du lien social toujours menacé de délitement, la solidarité exprime l'interdépendance de fait qui constitue toute communauté humaine; elle est aussi pratique active érigée en valeur morale ou en obligation juridique. Mais elle ne peut être limitée à ces définitions: universelle, elle implique, au-delà de toute forme de contrat, la découverte et la reconnaissance de l'autre.   

La vie commune repose d'abord sur la nécessité constitutive pour les êtres humains de s'allier pour former une communauté de semblables qui est aussi une communauté de destin, hors de laquelle, comme l'écrivait Aristote, aucun homme ne saurait exister humainement, ni simplement survivre.



Les liens de la communauté
L'ambivalence du lien social apparaît dans le rapprochement des deux termes: communauté et solidarité. Le premier, synonyme de «solidarité de fait», présente comme naturelle ou du moins absolument contraignante la nécessité pour les humains de vivre les uns avec les autres; le second désigne le rapport humain accompagné de la conscience d'intérêts communs, impliquant pour chaque membre l'obligation morale de ne pas desservir les autres et de leur prêter son concours. Chaque individu, élément de l'ensemble de la communauté, contribue à la maintenir comme un tout, sans avoir la possibilité ni le droit de s'en détacher. La solidarité de fait se transforme en principe de solidarité. 

Du fait au principe
Par son étymologie, le mot «solidarité» renvoie à un principe juridique. Dans le Code de Justinien, le mot latin solidus se rapporte à l'interdépendance des débiteurs entre eux. Chacun est engagé, en termes de dette et de responsabilité, pour le tout (in solidum). On retrouve la même idée dans le Code civil, qui stipule que les débiteurs «sont obligés à une même chose, de manière que chacun puisse être contraint par la totalité et que le paiement fait par un seul libère les autres envers les créanciers». 

Selon la Généalogie de la morale de Nietzsche, la communauté se constitue dans la confrontation, qui exige de trouver un compromis permettant à chacun de devenir au plus haut point responsable de sa propre puissance. Kant, pour sa part, dans son Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, avait pensé, dans le concept d'«insociable sociabilité» des hommes, l'antagonisme entre le penchant et la répulsion à s'associer. Pour lui, les «qualités d'insociabilité» (l'ambition, l'instinct de domination, la cupidité...), tout en menaçant le lien social, en garantissent la solidité. En effet, chacun désirant prendre sa place parmi des compagnons qu'il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer, tous progressivement s'élèvent dans l'ordre de la culture. Parce qu'ils prennent conscience de leur résistance naturelle à la coopération, les hommes s'organisent moralement. 

On constate donc que, puisque que la relation à autrui est constitutive de l'existence de tout être humain, celui-ci n'est jamais cette petite totalité autosuffisante que la pensée libérale nomme «individu»: existant par l'ouverture vers l'autre, il est une force singulière confrontée à d'autres forces dont il est dépendant. La fusion avec autrui impliquant une fermeture qui condamnerait les deux existences à l'étiolement, c'est en résistant de toutes leurs forces à la solidarité que les humains ne cessent d'apprendre à mener l'existence qui leur est propre. En ce sens, la destinée de la solidarité des hommes se confond avec l'histoire de leur difficile communauté. 

Du mécanique à l'organique
Emile Durkheim, dans son ouvrage De la division du travail social, distingue deux formes du lien social. Pour lui, les sociétés seraient primitivement organisées en vertu d'un principe de solidarité mécanique absorbant les individus dans un tout social. Les cellules ou les familles vivent juxtaposées dans un système d'autarcie, fondé sur la similitude des intérêts, et dans lequel les rôles sont peu distincts. La solidarité devient organique lorsque la division, sociale et technique, du travail impose la complémentarité des rôles. Les éléments de la collectivité, groupes ou individus, acquièrent alors une autonomie tout en restant subordonnés à l'ensemble. Cette émancipation progressive entraîne non pas la disparition mais la transformation du lien social. Le caractère parcellaire des tâches rend l'individu plus dépendant d'autrui: la solidarité est faite de réciprocités. Le passage d'un mode de solidarité à un autre résulte de la densification des sociétés modernes, qui accentue la différenciation des individus. 

L'analyse de Durkheim met en valeur le rôle des mécanismes économiques du capitalisme et des pratiques politiques de la démocratie issue de la révolution bourgeoise. Les structures de la société libérale déterminent le rapport que l'être humain entretient avec son alter ego, entendu à la fois comme son prochain et comme son socius: son allié, son associé, son auxiliaire.   

Conséquences politiques
Dès lors, les conceptions de la solidarité mises en avant, de même que les procédures économiques et politiques préconisées pour les mettre en pratique, dépendent de l'interprétation que l'on propose des causes présidant aux mutations des formes de sociabilité. Dans le Capital, Marx a montré la nécessité de penser les conditions historiques de l'organisation des solidarités ouvrières et celles de leur suprématie sur l'adversaire de classe, le capital et l'Etat. De son côté, le libéralisme affirme progressivement l'idée de la substitution d'un nouveau contrat social à celui qui avait été réfléchi dans les siècles précédents, notamment par Rousseau

C'est le droit qui, devant les risques de délitement du lien social, apparaît comme l'ensemble des garanties nécessaires pour que la liberté de chacun puisse s'accorder avec celle des autres. Déjà, dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville avait établi que l'exigence d'égalité inscrite dans les révolutions américaine et française portait à la fois le risque d'une décomposition sociale - c'est-à-dire d'une dissociation des anneaux individuels composant la chaîne de la société - et son remède: en effet, si l'égalité donne aux hommes le goût de l'indépendance, elle leur offre aussi celui des institutions libres et, par là, les conduit à se réunir en associations politiques et civiles assurant par une solidarité devenue effective la solidité du lien social. Acceptant peu à peu de prendre en compte le rôle de ces associations plurielles de citoyens, la pensée libérale en vient à concevoir l'idée d'une société organisée comme une association solidaire. 

Par ailleurs, la pensée socialiste du XIX e siècle esquisse une conception de la solidarité sociale qui va alimenter le débat sur le rôle de l'Etat: si Louis Blanc, par exemple, pense qu'on ne peut organiser la solidarité sans cette institution, Proudhon et Victor Considérant défendent l'idée d'une solidarité associative qui limite le plus possible son intervention. 

La «société assurantielle»
C'est par cette expression que François Ewald désigne l'extension de la logique et de la technique des compagnies d'assurances à l'administration de l'ensemble de la société, dans une dynamique de «socialisation de la responsabilité»; cette extension est à l'origine de la forme institutionnellement dominante de la solidarité: l'Etat providence. 

La logique de l'assurance, remplaçant celle de l'assistance qui avait prévalu en Europe depuis le Moyen Age, au travers notamment de l'organisation par l'Eglise de léproseries et d'aumôneries, transforme en profondeur les fonctions de l'Etat. Pour Ewald, l'événement majeur de cette conversion est la loi de 1898 sur les accidents du travail. Ceux-ci sont définis comme un risque contre lequel il faut s'assurer, et c'est à l'Etat qu'incombe la tâche de répartir les avantages et les charges. Il le fait par le biais du système de protection sociale: la Sécurité sociale, «institution fondée sur le principe de la solidarité nationale», renvoie ainsi à la dépendance réciproque, celle qui existe entre les chômeurs et les actifs, les retraités et les actifs, et entre les malades et les bien portants. 

Cependant, comme le relève le sociologue Numa Murard, la protection sociale est vécue plutôt comme une obligation que comme une solidarité active, et suscite une aspiration à une protection plus individualisée. Le système génère un phénomène d'atomisation des bénéficiaires, tous attendant tout de lui, tandis que chacun évalue pour son propre compte coûts et avantages, «oubliant dans les deux cas les principes de solidarité et de responsabilité». Le projet juridique de la «société assurantielle», qu'Ewald résume par le principe «un pour tous, tous pour un», se révèle impuissant à entamer le «chacun pour soi» caractéristique de la compétition capitaliste.

Devant ce constat, une solution, visant à infléchir la logique solidariste abstraite de l'Etat providence, a été proposée par des économistes et des sociologues, qui préconisent un nouveau type de contrat social; celui-ci reconnaîtrait en son principe des formes palpables et vivantes de solidarité condamnées aujourd'hui à se déployer dans les marges des procédures étatiques. Ainsi, Pierre Rosanvallon estime-t-il nécessaire, dans la Crise de l'Etat providence, de «réencastrer la solidarité dans la société» et d'«accroître la visibilité sociale» par le développement, dûment consacré dans le droit, des «formes de socialisation transversales, qui vont de l'association formalisée à l'action commune informelle pour se rendre des services». Il n'est pas sûr que cette proposition soit une réponse à la crise de sociabilité caractérisant les sociétés occidentales, dans la mesure où elle demeure elle aussi tributaire d'une logique juridique. Le contrat de solidarité réglant les sociétés modernes ne reflète donc pas l'essence de la solidarité humaine, qui ne peut être pensée comme une forme secondaire et séparée du lien social.   

La fraternité
La conscience de la très forte interdépendance existant entre les individus au niveau de la famille, du groupe professionnel, de la nation, de l'Europe, mais aussi du monde, conduit à adhérer à l'idée d'une solidarité «sans frontière»: l'aide internationale témoigne d'une aspiration universaliste à une humanité unique. Celle-ci implique une reconnaissance de l'«autre homme» et de l'altérité: cet autre homme qui, selon Emmanuel Levinas, en deçà de tout contrat, de toute politique, de toute assurance, et hors de tout engagement réfléchi, investit chacun d'une dette inextinguible et d'une responsabilité infinie, sans réciprocité, par laquelle, répondant de l'autre, il répond de soi, élevé par l'autre à son tour à la dignité d'un être incomparable. En empruntant à Dostoïevski la phrase d'Alioucha, dans les Frères Karamazov, Levinas énonce un principe de solidarité entendu non pas comme un devoir moral mais comme une exigence éthique antérieure à toute morale: «Nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous, et moi plus que tous les autres.» Les droits de l'Homme sont ainsi conçus comme les droits de l'autre homme, dont la justice «retrouve une portée et une stabilité inaltérables, meilleures que celles que garantit l'Etat», et dans lesquels il convient de «reconnaître la fraternité - figurant dans la devise de la République».

La solidarité individuelle - celle que mentionne Robert Antelme dans l'Espèce humaine, à propos de la résistance au nazisme, ou celle que Vassili Grossman nomme la «petite bonté» dans Vie et Destin - est la seule capable de faire face à l'inhumanité. Levinas écrit encore, dans Hors sujet: «Ma liberté et mes droits avant de se montrer dans ma contestation de la liberté et des droits de l'autre homme se montreront précisément en guise de responsabilité, dans la fraternité humaine. Responsabilité inépuisable, car on ne saurait être quitte envers autrui.»

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